iklimler
 
nbc home  



Figure de Proue : Nuri Bilge Ceylan


De la marge au sommet

Jean-Michel Frodon, Cahiers du Cinema, July 2009

Qui aurait prédit qu'il deviendrait le réalisateur le plus représentatif et le plus connu du cinéma turc dans le monde ? Lorsque de rares ciné­philes découvrent en 1998 les beautés de son premier film, La Petite Ville (Kasabd), où les individus, les collectivités, la nature et (déjà) les climats sont filmés avec une égale délicatesse, la justesse sensible de son regard s'impose comme une évidence, mais dans un registre contemplatif radical, du genre qui confine le plus souvent les auteurs qui s'y risquent à un statut confidentiel. D'autant que Bilge Ceylan persiste et signe, d'une signature qui deviendra une marque de reconnaissance internationale, avec le magnifique Nuages de mai l'année suivante, celle de ses 40 ans. Cette mise en abyme d'un tournage de film par lequel les activités des uns et des autres, à com­mencer par le réalisateur, sont remises en perspective à l'horizon d'un cosmos à la fois surhumain et très habitable confirme l'évidence d'un talent de cinéma. Et s'il est certes possible de rattacher l'œuvre de Bilge Ceylan a de multiples influences, d'Antonioni à Kiarostami, la singularité de son approche, et surtout son inscription dans un environnement qui lui est propre, à commencer évidemment par les caractéris­tiques de son pays, l'ont depuis débarrassé sans retour de toute tentative de l'assigner à une résidence déjà connue de l'histoire de l'art du cinéma.

C'est alors que se produit la révéla­tion à'Uzak (2002), moment malgré tout assez miraculeux, et qui à lui seul justifie l'existence d'une manifestation comme le Festival de Cannes. Sans rien renier de ses engagements plastiques, mais en compo­sant une ligne scénaristique plus simple (la relation entre deux cousins, l'un venu de la campagne et l'autre habitant Istanbul), le cinéaste impose les ressources d'une manière de filmer attentive aux moindres vibrations, celles des émotions des person­nages aussi bien que celles de la lumière et de la nature. Le film lui vaut une admira­tion démultipliée ensuite par de nombreu­ses récompenses et un succès public en Europe qu'on n'espérait guère, du moins à ce niveau. D'un seul coup, Nuri Bilge Ceylan est entré dans le cercle très fermé des grands auteurs internationaux.

Les deux films suivants, également présentés en première mondiale à Can­nes, Les Climats (2006) et Les Trois Singes (2008), confirment sa place, et la fermeté de son écriture. Interprétant lui-même le rôle principal des Climats, il y livre une méditation sur les sentiments et le besoin de liberté à propos de laquelle on a pu évoquer aussi bien Bergman que Moretti (notamment pour le regard sans complai­sance sur son propre personnage). À cette introspection cruelle répond deux ans plus tard une fable sur les puissances du faux à l'œuvre dans la vie de tout un cha­cun, à travers son récit sans doute le plus « incarné » que domine la relation entre une mère et son fils dans une bourgade de la province turque — un autre aspect significatif de son cinéma étant sa capa­cité à se déplacer à travers tout le pays pour en restituer, sans aucun folklore, les multiples facettes. Si les thèmes de Bilge Ceylan évoluent, et si les choix de récit diffèrent chaque fois, les grands partis pris esthétiques, fondés sur un usage non natu­raliste de la couleur et de la lumière et sur la confiance accordée aux ressources des plans de longue durée, au détriment de dialogues toujours réduits au minimum, ces partis pris établissent une incontestable identité d'auteur.

11 est dès lors inévitable que le cinéma de Bilge Ceylan inspire au moins certains des jeunes réalisateurs de son pays, l'enjeu pour tous étant d'en extraire une énergie féconde sans se laisser prendre au piège de l'imitation. Pas de risque en revanche pour Bilge Ceylan de se laisser enfermer dans un modèle : il a d'ores et déjà prouvé qu'il détient la ressource de continuer d'inven­ter pour toujours et se rester fidèle.