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NURI BILGE CEYLAN
Avec cinq films, Kasaba, Nuages de mai, Uzak, Les Climats et, aujourd'hui, Les Trois Singes, Nuri Bilge Ceylan s'est affirmé comme l'un des maîtres du cinéma contemporain, que le jury du dernier festival de Cannes a récompensé par le prix amplement mérité de la mise en scène. Ce réalisateur, pourtant peu disert, nous a accordé un long entretien où il se voit tel un caméléon au tournage. Par contre, si le souci de se renouveler sans cesse est patent, son œuvre, comme celle des vrais artistes, est d'une rare cohérence.
Avec Les Trois Singes - récit à quatre personnages qui s'apparente à une intrigue criminelle à la James Cain -, il poursuit son inves­tigation de l'âme humaine, dans la lignée de son précédent film, Les Climats. La recherche de l'intériorité, la tension psychologique constante et la maîtrise du cadre évoquent les grands cinéastes de l'intime, un Bergman, un Antonioni ou un Losey. Avec, en prime, une pratique confondante de la haute définition, qui sert admirablement son œil de peintre.

 

Les Trois Singes

Leçon de mise en scène : le hors champ

Grégory Valens, Positif, Janvier 2009

Le cinéma, art de la lumière et du cadre, peut aussi (Antonioni en fit naguère l'éclatante démonstration) donner à voir ce qui est caché,révéler ce qui disparaît, filmer le vide et levanescence, capturer l'absence et le silence. En ouvrant son cinquième opus par le plan presque inquiétant d'une voiture s'enfonçant sur une route de forêt jusqu'à disparaître dans l'horizon de la profondeur de champ, Nuri Bilge Ceylan, dont on connaît le talent pour composer des cadres picturaux et scruter les visages, place Les Trois Singes sous l'auspice de la disparition.

Du quatuor de personnages qui se débattent dans les suites d'un fait divers tragique (Servet, le politicien dont le véhicule heurte et tue un homme ; Eyup, son chauffeur qui accepte, moyennant finance, de porter le chapeau pour sauver la carrière de son patron ; Hacer et Ismail, la femme et le fils du chauffeur), Ceylan filme tout autant les actes qu'il laisse entendre ce qui les unit en dehors du champ, et examine moins leurs réactions qu'il ne dévisage le vide laissé par les conséquences de leur interaction.

Les drames qui vont se nouer s'expriment d'abord par un traite­ment sonore d'un soin confinant à l'abstrait. Le bruit des bateaux, leur va-et-vient incessant dans le détroit au bord duquel sont assis Servet et Eyup, ponctué de cris de mouettes, répondent aux crissements de pneus entendus au générique de début, et annoncent le ronronnement des trains parcourant la voie ferrée en contrebas de la maison de ce qui était jusque-là une famille sans souci apparent : dans ce film où les moyens de locomotion
envahissent la bande-son, les esprits et les corps sont pris de l'envie, ou de la nécessité, de bouger. Le déplacement devient dès lors un leitmotiv. Hacer se rend chez Servet, quand l'honneur, la logique et la bienséance l'interdisent ; Servet se rend à son tour chez Hacer, au mépris des conséquences. Que fait Ismail lorsque, furieux, il comprend les liens qui unissent sa mère à l'employeur de son père ? Il prend sa voiture, et fonce hurler sa rage au milieu de la nature. Point d'orgue du film, la scène d'affrontement entre Servet et Hacer se déroule au bord de la mer, loin, uzak, à l'abri des regards - ou pas, comme le suggère ce plan splendide qui scrute les deux amants de loin, introduisant une présence hors champ.

Si le traitement sonore est si exemplaire, c'est aussi qu'il fait toute sa place (au contraire des normes en vigueur aujourd'hui où peu de cinéastes laissent leurs plans respirer à ce point) à cet élément d'ambiance qui apparaît, à un moment ou à un autre, dans chaque journée de la vraie vie : le silence. Les Trois Singes, film de déplacements et de sorties du cadre, est aussi un film de non-dits. Rien n'est montré, ou presque, des actes pourtant frappants (un accident, un adultère, une tentative de suicide) qui ponctuent le récit. Les moments clés se déroulent hors champ, tandis que la caméra scrute les regards, les expressions, les réactions. Ce n'est pas seulement une leçon de mise en scène, c'est un sommet de la direction d'acteurs : si l'expressivité des comédiens est encouragée, exacerbée, au risque de les voir surjouer, Ceylan n'hésite pas à quitter occasionnellement leur visage pour filmer l'espace qui les entoure, avant de mieux revenir sur leurs traits fatigués, même s'ils sont alors silencieux.
Sommet de l'utilisation du son d'ambiance comme révélateur des sentiments intérieurs, la séquence romantique qui voit, au bord de l'eau, Servet rompre avec Hacer se déroule sous un ciel d'orage : là où d'autres cinéastes auraient coupé, suspendu leur tournage ou postsynchronisé le dialogue, Ceylan laisse la nature prendre le pas sur l'homme, le vent couvrir les paroles, son souffle s engouffrer entre le politicien et sa maîtresse quand celle-ci le supplie de la garder auprès de lui.
Poète des saisons et des climats, Nuri Bilge Ceylan ne se veut cette fois aucunement solaire. Il ne filme que le vent et la pluie, souvent de nuit, au crépuscule ou à l'aube. Lui qui s'attacha autrefois aux nuages de mai ne nous donne à voir qu'un ciel bas et lourd, où les nuages qui s'amoncellent sont plus noirs que le désespoir lui-même.

Le vent, les nuages, la pluie, voilà ce qui reste, semble dire le cinéaste, qu'un homme et une femme se découvrent, se quittent ou se retrouvent, que le cœur humain soit, ou non, inspiré par le courage. Car Les Trois Singes est encore une parabole sur le courage (courage d'aimer, de dire la vérité, de vivre) et la lâcheté. Lâche, le chauffeur qui n'ose poser à son patron la question qui le taraude, quand tant de signes rendent son déshonneur évident. Lâche, le fils qui fuit, plutôt que d'avoir à assumer les conclusions qu'il tire si aisément de son observation. Lâche, la femme qui s'accroche, tombe à genoux, implore celui qui ne veut plus d'elle puis décidera d'en finir avec la vie. Lâche, l'homme qui la rejette, au mépris de ses sentiments, par commodité, réalisme, dépit. Lâches, tous ceux qui ignorent (laissent hors du champ et du discours) la vie passée de ce petit frère dont le fantôme surgit de temps à autre, sans que le film emprunte jamais, pourtant, le chemin du fantastique.

Désiré ou non, l'orage se lève donc, gronde, s'abat sur des per­sonnages soudain dérisoires et fragiles. Mais leur maison, en dépit des heurts et des affrontements, en dépit des turpitudes et des abcès, en dépit des actes manques et des actes non ou mal réalisés, leur maison tient bon, sous l'orage, devant la mer, symbole de ce que l'homme a trouvé comme modèle, comme abri, comme refuge, pour exister face à la nature : fonder une famille - et, coûte que coûte, la garder.