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Le Figaro

RENCONTRE «Uzak», aujourd'hui en salle, a révélé le cinéaste turc au dernier Festival de Cannes

Nuri Bilge Ceylan en autoportrait

Dominique Borde, Le Figaro (France), 14 janvier 2004




Il y a trois ans, Nuages de mai faisait connaître en France le jeune cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, son style naturaliste, son ton tchékhovien et l'économie de moyens qui obligeait cet esprit indépendant à s'autoproduire et à tourner avec des acteurs amateurs en décors réels. Cette année, au dernier Festival de Cannes, c'est l'apothéose et la récompense. Son dernier film, Uzak, tourné à Istanbul dans son propre appartement, est couronné d'un grand prix de la critique et d'un double prix d'interprétation pour Muzaffer Ozdemir et à titre posthume pour Mehmet Emin, mort dans un accident peu après le tournage.

L'allure d'un éternel étudiant avec son jean et ses lunettes cerclées de métal, Nuri Bilge Ceylan a gardé la sérénité et la modestie des artisans pour parler de ce film, portrait d'une solitude envahie par un étranger : «Je voulais tourner autour d'une situation qui me concerne. J'étais comme mon héros Mahmut avant de réaliser Uzak, que j'ai mis dix ans à pouvoir faire. Ces dix années sont devenues le moment du film.» Un moment parfois oppressant, suivi par une caméra qui cerne son personnage, entre sa bibliothèque, ses compositions photographiques, ses soirées devant la télé ou la souris perturbatrice qui s'est installée dans la cuisine. Pas un geste, pas un regard ne nous échappe comme pour soupeser ce temps qui passe, presque immobile, à peine dilaté par l'habitude et habité par l'égoïsme. On est dans l'attente sans espérance, dans l'oisiveté sans jouissance, dans une solitude qui a besoin d'ordre pour ménager ses angoisses.

«Le plus dur pour moi fut l'écriture du scénario. Il fallait créer un événement pour décrire cette situation de solitude. J'ai donc inventé le cousin qui dérange, deuxième personnage qui s'oppose à mon héros pour mieux dénoncer son état. Écrire est toujours une épreuve. Il faut rester assis et tout mon corps souffre. J'ai besoin de bouger... J'ai donc mis un an à construire mon histoire que j'ai parfois modifiée au cours du tournage. L'idée de départ est restée mais j'ai modifié la fin avec le départ du jeune cousin.»

Mais le vrai thème du film demeure la vision d'un désespoir statique troublé par l'inconnu, dérangé dans son ordonnance. «C'est aussi pour lui une occasion de se reconnecter avec la vie, comme la femme qu'il va tenter de retrouver peut être porteuse d'espoir. Mais ça ne marche pas. C'est seulement à la fin, où il est prêt à faire quelque chose pour changer parce qu'il a un sentiment de culpabilité. Son caractère est très proche du mien. D'ailleurs, dans la vie intellectuelle des grandes villes, on trouve beaucoup de gens comme cela.»

Presque comme une métaphore, on peut penser que le tournage a dérangé le propre appartement de Nuri Bilge Ceylan et violé son intimité comme celle de Mahmut. Mais avec un sourire, il explique que ses habitudes furent finalement peu bouleversées : «J'ai toujours choisi le même angle pour placer la caméra et j'ai changé peu de chose dans la décoration, sauf les photos au mur. Comme je tourne avec une petite équipe, rien n'a été bouleversé. Nous étions cinq... Mais maintenant, l'appartement a changé car je me suis remarié !»

A la fin du film, dans un paysage presque onirique, Mahmut erre dans Istanbul sous la neige, les paquebots y ressemblent à des fantômes et lui, sorti de sa retraite, semble traverser un désert animé, reflet de sa vie intérieure et de son aridité extérieure. Ainsi, on accompagne un coeur en hiver dans l'hiver de la ville. «Pour l'ambiance du film, c'était nécessaire mais on ne pouvait prévoir la neige. Quand c'est arrivé, en janvier, on s'est dépêché de filmer. C'était aussi une façon de montrer que mon héros avait besoin du refuge de son appartement. Les jeunes là-bas ne sont pas en sécurité dans les rues...»

Maintenant, avec deux prix à Cannes, une reconnaissance internationale et des ventes à l'étranger, Nuri Bilge Ceylan peut passer de l'artisanat à des productions de plus grande envergure. Ce qui le laisse sceptique. «A part, l'aide d'une fondation de Rotterdam qui m'a alloué 12 000 dollars, je me suis toujours produit tout seul. Ce qui est un gage de liberté. Le film était sorti en Turquie avant Cannes et avait fait 20 000 spectateurs, ce qui est honnête. Depuis, il est ressorti et en a totalisé 60 000. Mais les ventes à l'étranger avaient été décuplées avant. Toutefois, je reste prudent devant les propositions. Cela me fait peur... Pour le moment, je vais encore essayer de me produire moi-même pour faire un film à petit budget.»

Quant au futur sujet, Nuri Bilge Ceylan pense filmer la vie d'un couple marié qui a des problèmes. «J'ai été marié pendant huit ans et j'ai des souvenirs...» L'ombre d'un autre Mahmut, de sa lucidité et de sa misanthropie, sont toujours présentes, comme l'avoue le cinéaste : «Il faut trouver une nouvelle âme à l'intérieur de son âme.» Mais au milieu du doute et de ce sourire serein qui allume son visage, ce futur père qui vient de refaire sa vie lance sa seule certitude : «Je tournerai toujours en Turquie avec des Turcs. Cela j'en suis sûr !»