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Nuri Bilge Ceylan : ma partie immergée...

Philippe Piazzo, Aden (Weekly guide to Le Monde), 13.01.2004





Découvert en France avec son deuxième long métrage, Nuages de mai, le réalisateur a fait sensation au dernier festival de Cannes avec cet Uzak ("lointain", en turc) qui a emporté le grand prix du Jury.



aden : Le titre de votre troisième film, Uzak, signifie "distance" en turc ; cela induit une certaine mélancolie...

Nuri Bilge Ceylan : C'est l'histoire d'un homme mélancolique. Il a perdu quelque chose de crucial, mais... quoi ? Il ne sait pas. Ce n'est pas concret. Mais il ressent ce manque à travers cette "distance" qui se creuse entre lui et le monde.


C'est une distance déjà assimilée par son métier : il est photographe - comme vous l'avez été avant de devenir cinéaste.

Derrière l'objectif, mais aussi dans la vie, c'est un sentiment que je ressens profondément. Je fais du cinéma pour y résister. Pour être occupé : je ne saurais pas quoi faire qui aurait plus de sens. Il faut que je m'engage dans le film, que j'y place mes problèmes et mes souffrances pour essayer de rendre à la vie un sens que je n'y trouve parfois plus. J'essaie de trouver dans le cinéma des réponses aux questions qui me tourmentent.


Vous les trouvez ?

Il est réconfortant, en tout cas, de voir les films de cinéastes qui se posent les mêmes questions : Bergman, Kiarostami, Haneke, Omirbaev... Mais le cinéma ne m'influence plus comme lorsque j'étais jeune. A cette époque, il était plus mystique, plus magique. Il était rare. Unique. On le trouve désormais partout, même sur Internet. Un film chasse l'autre. Aujourd'hui, je reconnais que la littérature est pour moi beaucoup plus puissante que le cinéma. Je ne crois plus qu'une œuvre de cinéma puisse soutenir la comparaison avec un roman de Dostoïevski. Peut-être suis-je trop vieux, puisque, adolescent, ma vie a été complètement bouleversée par le cinéma.


Comment ?

Je vivais dans une très petite ville mais même là, à l'époque, il y avait un cinéma. Le cinéma turc produisait alors 300 films par an, assez proches du cinéma indien, beaucoup de mélos, de films d'aventures. A 16 ans, je suis arrivé à Istanbul et j'ai vu Le Silence de Bergman. J'ai été profondément troublé. Je n'ai pas tout compris mais j'ai ressenti. J'étais introverti, je me sentais différent des autres. Tout à coup, j'ai vu ma vie comme si c'était la vie d'un insecte, et j'ai décidé d'en changer de façon radicale. Il fallait absolument que je réagisse. J'ai commencé à chercher à voir ce type de films introspectifs. Il y a eu tous les Bergman, Le Couteau dans l'eau de Polanski, certains Truffaut. Mais la cinémathèque a fermé deux ans plus tard, en 1977. Il n'y avait pas encore de vidéo : voir ce genre de films était devenu impossible. Après mon service militaire, je suis allé à Londres et à New York. J'ai donc découvert beaucoup plus tard d'autres cinéastes comme Antonioni, Ozu, Bresson...


Pourquoi avoir alors commencé par la photo ?

J'étais trop isolé et trop réservé pour demander à être assistant. Les caméras numériques n'existaient pas. Le cinéma paraissait inaccessible. J'ai appris seul, avec des livres et par instinct. Pour tourner mon premier film, Kasaba, nous étions deux : moi et le cadreur. Si le cadreur n'avait pas été indispensable, je l'aurais fait seul... Mais j'en étais l'acteur, comme dans mon deuxième film, Nuages de mai. J'avais besoin qu'il tienne la caméra ! Le son n'a été rajouté qu'après. Aujourd'hui, je tourne avec une équipe de cinq personnes. Pour moi, c'est l'idéal.


Dans les images de votre film aussi il y a une sorte d'économie. C'est un récit plein de silences, d'ellipses...

Une image, c'est comme un iceberg : il y a la partie visible, mais la partie invisible est presque dix fois plus importante. C'est sur cette partie-là que le spectateur devient actif. Un film n'a pas à tout vous expliquer ; dans la vraie vie, il faut deviner beaucoup de choses pour s'approcher de la réalité.