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Le Monde

Nuri Bilge Ceylan, vues intimes d'Istanbul

Nicolas Monceau, Le Monde, May 18, 2003

Contemplatif et poétique, le réalisateur turc pratique un artisanat familial qui touche à l'épure du cinéma d'auteur. Son film "Lointain" est en sélection officielle au Festival de Cannes

Un intérieur de cinéphile. Affiches de films d'auteur, rangées de DVD sur les étagères et portraits photographiques composent la décoration de l'appartement stambouliote de Nuri Bilge Ceylan. C'est aussi le lieu où se déroule la majeure partie de son film Lointain,présenté à Cannes en compétition. "Depuis le tournage, on a juste déplacé quelques meubles. La table de travail et le lit ne sont plus là", dit-il, presque en s'excusant. A part cela, rien ne semble avoir changé dans l'univers intime du cinéaste.

Auteur de trois longs métrages salués par la critique et couronnés dans les festivals turcs et internationaux, Nuri Bilge Ceylan incarne aujourd'hui le chef de file de la nouvelle vague turque, aux côtés de Zeki Demirkubuz et de Yesim Ustaoglu. Un tel statut, à ses yeux, est avant tout affaire de destinée. "On devient réalisateur par hasard. C'est une succession de coïncidences."

Son itinéraire singulier en témoigne. Ingénieur électricien de formation, il n'a jamais exercé ce métier. Mû par une passion pour la photographie, nourrie dès l'adolescence, Ceylan a très vite bifurqué vers la création artistique avec la révélation du cinéma. "J'ai découvert la photographie à l'âge de 15 ans. Puis j'ai vu Le Silence, d'Ingmar Bergman, l'année suivante. Le premier film vraiment différent dont j'ai eu connaissance. C'était comme si je me réveillais d'un long rêve. J'ai ressenti la force du cinéma. J'ai compris alors qu'il pouvait incarner autre chose."

Dans la solitude de sa jeunesse, Ceylan se forge une culture cinéphilique solide et exigeante en fréquentant assidûment les ciné-clubs. "Ozu, Bresson, Tarkovski et Antonioni ont été mes compagnons de route." Devenu photographe professionnel, il travaille une quinzaine d'années pour la publicité -"l'art du mensonge par excellence" - tout en exposant et en publiant des travaux artistiques. Le passage à la réalisation se révèle plus long et délicat. "A 30 ans, j'ai ressenti le courage et la capacité de me lancer. La photographie m'avait inculqué les aspects techniques. Mais j'ai attendu encore presque huit ans avant de pouvoir tourner mon premier court métrage."

Si l'éclosion de son œuvre apparaît tardive, elle témoigne cependant d'une maturité thématique et esthétique profonde. En artisan patient et obstiné, Nuri Bilge Ceylan creuse le même sillon depuis Koza, son premier court métrage, en 1995, jusqu'à parvenir à l'épure de son art. Empreint d'une sensibilité mélancolique et poétique, il dépeint un univers très personnel marqué par une quête permanente de la "destinée humaine". Sa trilogie - Le Bourg, Nuages de mai, qui porte la marque du maître iranien Abbas Kiarostami, et Lointain, triomphe du dernier Festival d'Istanbul - déroule un cycle des saisons propice à saisir l'indicible des relations humaines.

"J'ai voulu approfondir le monde intérieur des personnages dans Lointain en auscultant leurs relations dans un appartement clos. Enfermés toute la journée, ils entrent en conflit. C'est pourquoi j'ai tourné en hiver. On peut écrire plus de scènes en intérieur. Nuages de mai est plus impressionniste. Il y a plus d'espace et de temps dans la campagne. Vous avez la liberté de regarder autrui avec plus de distance."

Après le souffle tellurique et la beauté paisible de la campagne anatolienne dans Nuages de mai, capter l'âme d'Istanbul dans son chaos fébrile a-t-il représenté un défi particulier pour le cinéaste ? "Il n'y a pas de différence majeure", assure-t-il. De cette ville mythique et tentaculaire, il a préféré ne saisir que quelques lieux anonymes. "Deux visions d'Istanbul prédominent dans le film. La mienne - qui est proche de celle du photographe - et celle du jeune provincial. Istanbul, pour moi, se résume à quelques lieux. Mon quartier, un café, peut-être l'endroit où je travaille. Pour lui, Istanbul représente autre chose. Il a entendu parler de la place de Sultanahmet et il veut aller là-bas. J'ai dû imaginer aussi cet Istanbul-là. Moi, je n'y vais jamais."

La méthode Ceylan s'apparente à un artisanat familial. Une équipe technique réduite au strict minimum - deux techniciens pour Le Bourg, cinq pour Lointain.Un budget serré. Un découpage très construit, mais malléable aux éléments imprévus, telle la tempête de neige qui s'abat sur Istanbul durant le tournage. "Au début, je n'avais pas assez confiance en moi. Je voulais me sentir plus à l'aise. Plus tard, j'ai apprécié cette méthode parce qu'on peut créer une atmosphère plus intime en compagnie de proches. Je peux saisir les détails plus en profondeur dans les lieux que je connais."

UNE INSPIRATION AUTOBIOGRAPHIQUE

L'esprit de famille - biologique, artistique - occupe une place primordiale dans le processus de création de Nuri Bilge Ceylan. En témoigne une fidélité à toute épreuve envers sa famille d'acteurs, pour l'essentiel des amateurs, qui se confond avec l'entourage le plus immédiat. Ses parents, son jeune cousin (Mehmet Emin Toprak) - tragiquement disparu dans un accident de voiture de retour du Festival d'Ankara en novembre 2002 - qui établit le lien entre chaque film, son épouse ou ses amis forment la matière humaine privilégiée de son œuvre.

"J'ai voulu traiter un sujet complètement différent dans Lointain en essayant de travailler avec d'autres acteurs. Ça n'a pas fonctionné. Je suis revenu aux mêmes interprètes dans les derniers jours de préparation", observe-t-il.

La place accordée à l'autobiographie se révèle essentielle dans les sources d'inspiration du cinéaste. Les lieux investis pour ses tournages traduisent une géographie affective personnelle : la campagne de son enfance dans Le Bourg et Nuages de mai,les rues de son quartier à Istanbul. Si Nuages de mai raconte le père, Lointain esquisse-t-il le fils à travers la figure du photographe, double mimétique de Ceylan, en pleine crise existentielle ? "Le film n'est pas complètement autobiographique. Je me suis inspiré de l'existence d'un ami proche. Le photographe ne me ressemble pas beaucoup, en fait. Je veux simplement raconter des histoires à partir des choses que je ressens le mieux. Je mêle mes observations, mes propres expériences et mes lectures. Tout s'assemble comme dans un collage."

Le choix d'un lieu de tournage moins intime dans Lointain aurait-il influé sur le film ? "Rien n'aurait fondamentalement changé, sauf que tout aurait été plus cher", dit-il en riant. Nuri Bilge Ceylan vient d'empocher un prix de 30 000 dollars au Festival d'Istanbul. De quoi déménager en toute quiétude.