nbc home  


Le Point



Une saison à Istanbul

François-Guillaume Lorrain, Le Point (France), 9 janvier 2004

 


Le Grand Prix du jury de Cannes a récompensé « Uzak », du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Un film loin de tous clichés.


Lorsqu'en mai 2003 la liste des films en compétition à Cannes est rendue publique, un nom intrigue la presse française qui, dans sa majorité, le découvre : Nuri Bilge Ceylan. A la lecture du palmarès cannois, la gent journalistique est bien obligée de retenir l'étrange patronyme de ce cinéaste turc de 44 ans : « Uzak » obtient alors le Grand Prix du jury, soit une palme d'or bis, et le prix d'interprétation masculine pour ses deux comédiens amateurs, dont l'un, hélas, son cousin Mehmet Toprak, mourra après le tournage. Avec « Elephant » et « Les invasions barbares », « Uzak » a été la seule oeuvre primée cette année à Cannes. Par cet acte fort, le jury a salué à la fois le cinéma d'auteur, autrement dit une passionnante et émouvante leçon de mise en scène, mais aussi la démarche très indépendante d'un artiste qui, pour 100 000 euros, a produit « Uzak ».

A Cannes, Ceylan nous a avoué n'avoir jamais lu La Fontaine. Pourtant, son intrigue minimaliste a un petit air de « Rat des villes et rat des champs ». Le jeune Yusuf joue le campagnard : timide, Pierrot lunaire, le voilà, dans l'espoir d'un travail, parachuté à Istanbul, où il débarque chez son cousin Mahmout, citadin mal embouché. Celui-ci est l'inverse de Yusuf. Photographe publicitaire aigri par la vie, Mahmout a fait une croix sur toute ambition, artistique ou affective : il affiche un égoïsme désabusé, promène une solitude de mort-vivant. Entre chaussures malodorantes, bande adhésive antisouris et vexations diverses, la cohabitation impossible des deux cousins colle profondément au titre du film : « Uzak » en turc signifie « lointain ». On dresse donc l'oreille quand Ceylan nous raconte sa découverte du cinéma avec « Le silence » de Bergman, chef-d'oeuvre de l'incommunicabilité : « J'avais 16 ans. C'était le premier film vraiment différent que je voyais. J'ai compris la force du cinéma », explique Ceylan, qui cite Tarkovski et Antonioni, qui lui aussi croyait modérément à la chaleur humaine. Héritage pesant ? Nullement. En effet, Ceylan exerce un regard original, contemplatif et parfois cruel sur un monde où la distance mine les rapports humains. Distance qui vaut aussi pour la relation entre Yusuf et un Istanbul hivernal et le rapport qu'entretient Mahmout avec son passé. « Uzak » n'est pas un film distant. Car Ceylan ne nous interdit pas l'empathie avec des protagonistes qui pourtant s'évitent. Il privilégie juste une image fixe, froide, où la caméra observe un recul humoristique - « L'influence de mon travail de photographe. J'ai exercé ce métier pendant quinze ans avant de venir vers le cinéma. » Comme Kubrick, Varda ou Kiarostami, Ceylan fait partie de ces photographes devenus cinéastes. Mais, par son style, il s'apparente au Palestinien Elia Souleiman et au Finlandais Kaurismäki : une cocasserie millimétrée qui dissimule un pessimisme certain.

En revanche, la fabrication autarcique de ses films est sans exemple. Producteur, scénariste, monteur, chef-opérateur, Ceylan s'est même occupé de la vente d'« Uzak » à l'étranger - « Pour garder une parfaite liberté. » Son équipe technique est réduite au minimum, ses acteurs, amateurs, dépassent rarement le cercle de famille. Loin de tout cliché touristique, « Uzak » saisit son quartier d'Istanbul. Et le lieu où se déroule la majeure partie du film n'est autre que son propre appartement - « Rien n'a changé depuis le tournage. » Bien sûr, on peut rire d'un tel artisanat. Mais il est le garant d'un cinéma profondément personnel. Il place aussi Ceylan dans la lignée de son compatriote Yilmaz Güney - palme d'or à Cannes en 1982 avec « Yol » -, qui, réchappé des geôles turques, eut également à lutter farouchement pour sa liberté..