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Les Echos



Solitudes à Istanbul

Annie Coppermann, Les Echos (France), 14 janvier 2004


Un jeune provincial à la recherche d'un travail vient camper chez son cousin d'Istanbul. La cohabitation est difficile. Un film turc contemplatif, austère et magnifique, grand prix du jury et double prix d'interprétation à Cannes.

On l'avait découvert, la gorge nouée par la beauté des images, le dépouillement de l'histoire, la pudeur des sentiments, il y a trois ans, avec un film sensible et déchirant, « Nuages de mai ». Nuri Bilge Ceylan est turc - sans doute connu encore d'une poignée de cinéphiles seulement -, a pour référence Bergman et son « Silence » et tourne, avec peu de moyens, des films contemplatifs où le temps s'étire, où la parole est rare, où la vie palpite, pourtant, intensément.

Cet « Uzak » au titre ésotérique (il semblerait que cela veuille dire « Lointain »...), qui ne raconte aucune « histoire », a été tourné dans le propre appartement du réalisateur, avec des amateurs (et notamment son cousin, Mehmet Emin Toprak, disparu depuis). Les blancs nuages de mai doucement effilochés sur la campagne y cèdent la place à la neige d'hiver, un peu sale dans les rues d'Istanbul. Mais l'on s'y laisse, une fois encore, surprendre, d'abord, et envoûter, ensuite. Comme, à l'évidence, le jury du dernier Festival de Cannes qui, enfreignant un peu les règles, a décerné à ce film austère et magnifique à la fois son grand prix (la deuxième récompense, derrière la palme d'or) et un double prix d'interprétation masculine.

De l'humour à froid

Dans « Uzak », un jeune homme, brun, massif, Yusuf, quitte sa campagne pour trouver un travail à Istanbul. Il n'a ni argent ni connaissances, et débarque chez son lointain cousin, Mehmet, en l'assurant qu'il ne restera pas longtemps. Pas vraiment accueillant, Mehmet supporte mal cette intrusion.

Plus intellectuel, citadin, un peu ours, il vivait jusqu'alors seul, depuis sa séparation d'avec sa femme, entouré de livres, protégé du monde par son répondeur téléphonique, et n'aimant guère sortir. Photographe pour une entreprise de carrelages, un job qui ne semble guère le passionner, visiblement déçu par la vie, voire aigri, mais englué dans une sorte de cafard paresseux, il conjure ses états d'âme, quand il ne s'enferme pas dans une silencieuse contemplation, devant les écrans de sa télévision ou de son ordinateur. Et déteste que Yuzuf, désordonné, mal dégrossi, installe dans l'appartement un climat de désordre. Les deux hommes se prennent de bec, notamment à propos de souris que Mehmet traque depuis longtemps avec du papier collant (c'est - car il y en a - l'une des séquences d'humour à froid de ce film moins lisse qu'il n'y paraît).

Mais, la cohabitation traînant en longueur (Yusuf, lui aussi très malheureux, très seul, humilié, tant par les femmes qui l'ignorent que par son cousin qui l'accuse à tort, ne parvient pas à se faire embaucher, comme il le souhaite, à bord d'un des bateaux du port), les deux hommes finissent, sinon par s'entendre, du moins, sans doute en grande partie inconsciemment, par s'influencer...

On ne peut pas raconter « Uzak ». On peut juste dire la froide beauté de ses images, celles d'une ville comme vitrifiée par la neige, la grave densité de ses silences, la presque tangible réalité de la solitude urbaine. On peut, aussi, reconnaître que le réalisateur ne vient pas vraiment chercher son spectateur par la main, et que l'on peut, sans encourir de blâme, trouver le voyage trop austère. Mais, si l'on s'y laisse inviter, on y repensera longtemps...