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Libération



Istanbul comme une bulle

Marc Semo, Libération (France), 14 janvier 2004




Une route et une petite mosquée, au loin, dans la lumière grise de l'hiver. Un homme marche avec un gros sac, la neige crisse sous ses pas. Il attend le car quittant son village pour gagner Istanbul où, comme lui, arrivent chaque jour des milliers d'Anatoliens misérables rêvant d'une autre vie dans la grande métropole du Bosphore où tout paraît possible. La caméra s'arrête sur son visage et ses mains, sur la neige et sur le paysage. Un seul bruit : celui du vent. D'entrée, le ton est donné. Ainsi commence à opérer la magie de ce film silencieux et lent qui a reçu à Cannes le grand prix du jury et un double prix d'interprétation masculine pour Mehmet Emin Toprak (Yusuf) et Muzaffer ÷zdemir (Mahmut), ni l'un ni l'autre professionnels mais remarquables d'intensité contrôlée.

Intimité forcée.

Il y a donc Yusuf, immigré de l'intérieur qui monte à la ville et son cousin Mahmut, photographe de publicité désormais arrivé, qui habite un bel appartement d'un quartier du centre d'Istanbul. La coutume voudrait qu'au nom des liens du sang, ce dernier l'héberge aussi longtemps que nécessaire. Ce que Mahmut supporte mal, comme d'ailleurs il ne supporte plus personne dans son intimité. Ainsi commence un long face-à-face entre deux hommes pour une rencontre qui n'aura jamais lieu.

Il y a l'errance de Yusuf à la recherche d'un emploi et son émerveillement pour cette grande ville qu'il découvre peu à peu, alors que tombe la neige, transformant en silhouettes fantomatiques les minarets des mosquées et les bateaux à quai. Cette ville, Mahmut ne la voit plus sinon au travers de ses souvenirs et de ses rituels. Il y a les rencontres avec les amis de jeunesse qui, comme lui, ont renoncé à leurs engagements, le morne défilé des amantes ou les rencontres avec son ex-femme partant s'installer au Canada.

Friches.
Bouleversant portrait croisé, oeuvre profondément atypique, Uzak tranche sur le reste du cinéma turc, dominé par le style des séries télés qu'affectionnent les nombreuses chaînes locales. Admirateur de Wim Wenders et plus encore d'Andreï Tarkovski, Nuri Bilge Ceylan montre Istanbul côté cour et ses friches industrielles avec de lents plans séquence, en hommage à Stalker dont Mahmut regarde un extrait sur sa télé.

Nuri Bilge Ceylan, qui déteste le pathos de nombre d'acteurs turcs venus du théâtre, demande à ses interprètes, toujours les mêmes (des amis comme Muzaffer ÷zdemir, architecte dans le civil, des proches comme son cousin Mehmet Emin Toprak, mort peu après le tournage dans un accident de voiture), un jeu concentré, en sourdine, sans esbroufe. Et le silence. Uzak est un film pratiquement sans dialogues. La première ébauche du scénario en était pleine : Nuri Bilge Ceylan a finalement choisi d'aller à l'essentiel, c'est-à-dire l'image et les mouvements de caméra.