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Libération

«Uzak» est le quatrième film de Nuri Bilge Ceylan, 45 ans:

«Les images et leur rythme m'intéressent, pas l'intrigue»

Marc Semo, Libération (France), 14 janvier 2004




Lepuis ses premiers films Koza (Cocon, 1995), Kasaba (la Petite Ville, 1997) et Mayis Sikintisi (Nuages de mai, 1999) , Nuri Bilge Ceylan a fait le choix de rester en marge, avec une même petite équipe pour dresser une chronique intimiste. Naguère, après un diplôme d'ingénieur et des études de cinéma, il a fait de la publicité, avant d'arrêter, las de devoir mentir. Aujourd'hui, à 45 ans, Nuri Bilge Ceylan refuse toutes les sollicitations de la télévision. Il veut rester libre d'être lui-même.


Votre film oppose deux hommes et deux villes...

Yusuf est plein d'espoir et parcourt Istanbul. Mahmut est là depuis longtemps. Il va toujours dans les mêmes cafés et les mêmes lieux. C'est un homme muré qui sait avoir perdu, qui ne sait toutefois même plus ce qu'il a perdu. Il voulait faire des films et de la photographie d'art. Il a commencé à faire de la publicité, à bien gagner sa vie. Désormais, il a de l'argent pour réaliser ses idéaux de jeunesse mais il n'a plus l'énergie ni la foi. Ce film est d'abord le face-à-face de deux caractères, et pourrait se dérouler aussi bien à Paris qu'à New York, même si évidemment Istanbul est là, omniprésente. Même la neige a été un hasard car certaines années, il ne neige pas. Cela a duré trois jours. Comme nous sommes une petite équipe, nous avons pu tout changer dans le déroulement du tournage et en profiter.

Mahmut symbolise-t-il l'échec de l'engagement d'une génération ?


La politique ne m'intéresse pas et ne m'a jamais intéressé, car je crois que ni les gens ni les choses ne changent dans leur essence. Je me suis toujours senti sur ce plan très différent de la plupart de mes amis, avec un sentiment de faute d'être ainsi en décalage, étranger à leurs certitudes militantes. J'avais, au contraire, envie de creuser tout ce qui était problématique. Mes auteurs préférés sont depuis toujours Dostoïevski et Tchekhov. Ces thèmes ne sont guère abordés en Turquie. Cela ne veut pas dire que je suis indifférent, en tant que citoyen, aux problèmes de mon pays, mais j'avais surtout, et j'ai toujours, envie de parler d'abord de mon monde, de mes proches, de ce qui peut paraître de très dérisoires tragédies vues de l'extérieur, formant cependant l'essentiel de ma vie.

Vos films sont-ils tous autobiographiques ?


Les trois premiers tournent autour de l'histoire de ma famille, à Yenice, près des Dardanelles, une ville comme tant d'autres, de l'ouest anatolien pendant les années 1960-70. En revanche, mon père, ingénieur agronome, était une personnalité atypique. Il n'était pas religieux mais n'allait pas non plus au café et adorait lire. Il avait une voiture et préférait rouler à vélo. Il était fou d'Alexandre le Grand mais n'arrivait à partager cette passion avec personne. Nous sommes partis à Istanbul quand j'avais 10 ans. Une fois retraité, il est revenu au village avec la famille, moi je suis resté en ville. Uzak n'est qu'en partie autobiographique. Le prochain sera sur un couple marié depuis longtemps et il est nourri de l'expérience de mon premier mariage. Dans le mariage, on découvre qu'on ne connaît pas grand-chose de soi. Il oblige à affronter une partie assoupie de notre âme. On découvre, par exemple, la jalousie. Ce film, je suis en train de l'écrire. L'écriture est un travail difficile et solitaire car je n'ai jamais trouvé l'âme soeur comme coscénariste, même si j'ai essayé plusieurs fois. Les intrigues ne m'intéressent pas, à la différence des images et de leur rythme. Le son aussi est essentiel. Si quelque chose est présent par le son, il n'est pas besoin de le montrer.

Comment produisez-vous vos films ?


Avec un petit budget et une équipe restreinte. Ma société de production ne comprend qu'une personne : moi-même. L'argent n'a jamais été un problème, chaque film suffit à gagner de quoi produire le suivant. Comme dit un proverbe turc, «Si les affaires marchent, ne touche à rien». Je suis finalement très content d'être réalisateur-producteur.