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Les Nouvel Observateur


Cousin, cousin

Pascal Mérigeau, Les Nouvel Observateur, 16 janvier 2004





Un des plaisirs propres à la profession de critique de cinéma réside dans la découverte de films venus de nulle part, qui débarquent sur les écrans sans qu’aucune rumeur les précède et où l’on pense distinguer la personnalité d’un cinéaste en devenir, laquelle se révèle quelque temps après au plus grand nombre, à l’occasion d’une présentation dans un grand festival ou de l’accession du réalisateur à un statut médiatique plus flatteur. En ce début d’année, c’est le cas pour le Mexicain Alejandro Gonzales Iñarritu, dont le très beau «21 Grammes» est annoncé pour le 21 janvier, mais aussi pour le Turc Nuri Bilge Ceylan.

De ce dernier nous avions découvert en mars 2001 le deuxième film, «Nuages de mai», œuvre d’apparence modeste, portée par un vrai regard de cinéaste attentif aux êtres et à la lumière, au temps qui passe et au temps qu’il fait, conscient des vertus de son art et disposé à tous les efforts nécessaires pour le servir. La présentation de «Uzak» à Cannes puis le Grand Prix du jury qu’il y a obtenu ont offert à Nuri Bilge Ceylan l’exposition idéale, dont on espère maintenant qu’elle lui ouvrira les portes d’une reconnaissance plus large encore. Sans pourtant attendre davantage qu’un de ces succès que l’on dit d’estime, le jeune cinéaste (il a 43 ans) se situant dans une voie qui n’a jamais conduit à des triomphes commerciaux, celle empruntée avant lui par Antonioni ou par Angelopoulos, avec incursions du côté de Kiarostami (auquel «Nuages de mai» devait beaucoup).

Nuri Bilge Ceylan est de ceux qui font tout tout seuls. Même quand ils ont le choix de faire autrement? Sans doute. Il est donc scénariste, producteur, chef opérateur, réalisateur et monteur de «Uzak». Comme dans «Nuages de mai» il était aussi acteur, de même que ses propres parents et les gens de son village, on dira qu’il apprend peu à peu à déléguer. En turc, «Uzak» signifie «distant». Quand la distance entre le regardant et le regardé n’est pas bonne, l’image sur l’écran est floue. Au début, un homme marche dans la neige. Aboiements de chiens au loin, bruit étouffé des pas, souffle, vapeur, brouillard. La distance est celle-là, elle ne saurait être autre, la durée également, qui permet le partage.

Ouverture bucolique pour un film urbain: un homme quitte son village pour la grande ville, où le travail l’attend, espère-t-il, où un cousin l’héberge. Un cousin dont l’ex-femme s’apprête à partir au loin avec un autre, un cousin photographe qui gagne sa vie grâce à des clichés qui ne l’intéressent pas. Le film décrit la cohabitation de ces deux hommes qui ne parlent pas ou si peu, qui n’ont guère de commun que leur humanité et la nécessité de se trouver une place dans le monde. L’un n’a pas de travail et renonce peu à peu à en chercher un, l’autre a un travail, mais auquel il ne croit plus, au point que, quand tout semble réuni pour le cliché qu’il attendait, il renonce à presser le déclencheur.

Le cinéaste les regarde vivre, il les observe à distance, en leur donnant toujours le temps d’exister. Le temps qui fait d’une situation un instant de comédie (quitte à en passer alors par des effets efficaces, mais parfois un peu faciles) ou un moment de tension dramatique, le temps qui creuse les solitudes et ainsi réunit, inscrit les êtres dans leur relation à l’autre, personnage parfois, spectateur toujours. Un cinéma de la rencontre, rencontre de deux intelligences et de deux sensibilités, celles du cinéaste et celles du spectateur, un cinéma de communion, qui abat les frontières et fait tomber les murailles. De même que le cousin des champs ne deviendra pas marin, le photographe des villes ne sera pas cinéaste, comme il en rêva autrefois, mais peu importe, puisque le film est là.