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CEYLAN MAIS PAS CHIANT


Olivier de Bruyn, Le Première (France), Janvier 2004

Il y a quelques mois, son patronyme était inconnu. Aujourd’hui, le Turc Nuri Bilge Ceylan compte de nombreux admirateurs extatiques. Son troisième film, “Uzak”, Justifie le Dithyrambe.

 

MAI 2030. CANNES. Dans la morosité ambiante, le festivalier se désespère de découvrir un nouveau metteur en scène susceptible de secouer les palmiers de la Croisette et, surtout, ceux de la planète cinéma. Un an auparavant, au même endroit, le Palestinien Elia Suleiman avait rappelé que c’est souvent à Cannes que des créateurs venus de contrées méconnues de la cinéphilie révèlent leurs aptitudes à inventer du neuf et du beau. Malgré le niveau moyen, très moyen, de l’édition 2003, un réalisateur sort du lot. Son nom: Nuri Bilge Ceylan. Sa nationalité: turque. Son film: Uzak. Une œuvre intimiste et austère autour de deux personnages fâchés avec le monde. L’un, Mahmut, vaguement intello, vit à Istanbul, exerce le métier de photographe et semble tiraillé entre son idéal artistique et son quotidien tristounet. L’autre, Yusuf, quitte sa province natale et s’installe, a priori provisoirement, dans la demeure du premier. Mais le provisoire s’éternise. Pour parler clair, Yusuf s’incruste, et les modes de vie respectifs des deux hommes donnent lieu à de multiples incompréhensions, tracasseries, crises relationnelles…

À première vue, l’argument scénaristique ne se distingue guère par son originalité. Alors, Nuri Bilge Ceylan, un Francis Veber venu des rives du Bosphore? Pas vraiment. Entouré de comédiens pour la plupart amateurs, fort d’un budget en forme de peau de chagrin, le cinéaste sonde les tourments de ses personnages avec un œil contemplatif et de longs plans-séquences qui ne renvoient nullement à la grammaire usuelle du spectacle. Ne pas en conclure que l’art de Ceylan rime avec chiant. Si les influences de Nuri, assumées par lui-même, se nomment Bergman, Antonioni, Bresson et Tarkovski, son cinéma fuit la pose et l’intellectualisme. Sensoriel et esthétique, Uzak entremêle les scènes tristes et cocasses avec un art délicat de la suggestion. Le jury du festival, Patrice Chéreau en tête, ne s’y trompe pas. Et, à l’heure du palmarès, décerne au film une paire de récompenses majeures: le grand prix et le prix d’interprétation pour les deux acteurs, (dont l’un est décédé juste après le tournage). Soit une première dans l’histoire du festival.

Plébiscité jusqu’alors par une poignée de spécialistes (ses deux films précédents, Kasaba et Nuages de mai, avaient déjà dévoilé de singulières qualités), Nuri Bilge Ceylan, grâce à Cannes, accède d’un coup à la notoriété internationale. Cela ne change rien à sa façon d’envisager le monde. Et donc le cinéma. «Mes films entretiennent des rapports intimes avec mon expérience, explique-t-il. Ils ne sont pas autobiographiques au sens littéral du terme. Mais ils renvoient à des sensations et des sentiments qui sont ancrés en moi. Uzak est un film sombre. Pourtant, une forme d’humour le traverse. Cela correspond à ma vision de la vie. Même au fond du gouffre, même au plus profond de l’ennui, il existe toujours quelque chose qui relève du dérisoire, de l’absurde.»

(GROSSE) TÊTE DE TURC

Lui-même photographe avant de devenir cinéaste, Nuri Bilge Ceylan, 44 ans, bâtit sa filmographie en parfait self-made-man. Non content de signer la mise en scène, l’homme est également opérateur, décorateur et producteur de ses fictions! Dans Uzak, en revanche, à l’inverse de ce qui s’est produit dans ses deux premiers longs, l’homme ne joue pas… Fidèle à sa démarche, il engage toutefois des proches pour interpréter les personnages de ses films: «Les deux acteurs principaux sont un vieil ami et un cousin, explique le cinéaste. Les amateurs ne sont pas forcément talentueux, mais je n’aime pas le jeu des professionnels. Ils sont dans la posture, la représentation. Sur mes tournages, tout est écrit, mais tout reste ouvert. Je laisse la possibilité aux acteurs d’inventer. S’ils n’y parviennent pas, j’en reviens à mes dialogues. En quelque sorte, ils me servent de sécurité.»

Le résultat stimule autant l’œil que l’esprit. À l’écart des modes et des tendances (celles du divertissement comme celles de l’auteurisme), Nuri Bilge Ceylan suit sa voie, impérieuse et nécessaire. «Quand, à l’âge de 16 ans, j’ai découvert Le Silence, de Bergman, j’ai été bouleversé, se souvient-il. J’avais impression de me réveiller d’un long sommeil. Confusément, je comprenais que le cinéma pouvait traduire une vision du monde. Rendre compte de la complexité de l’âme.»

Le Silence? L’un des films préférés d’un certain… Patrice Chéreau. À l’instar de ses collègues membres du jury, le réalisateur d’Intimité a été impressionné, en mai dernier, par la maîtrise formelle et la sensibilité écorchée d’Uzak. On le sait aujourd’hui, le film est passé à un demi-doigt de la palme d’or… Mais peu importent les breloques festivalières. L’exigeante beauté d’Uzak imprègne désormais les écrans hivernaux. La découverte s’impose.

 

Critique :

SI VOUS AIMEZ LA CONTEMPLATION RICHE

Chez moi n’est pas chez toi. Un photographe solitaire et mélancolique accueille dans son appartement d’Istanbul un cousin venu de province. Ce dernier est censé chercher du boulot et quitter rapidement les lieux. Pourtant, il s’installe. Entre les deux hommes naît une curieuse relation, faite de conflits larvés, de frustrations réciproques, de douleurs muettes.

Chez moi n’est pas chez moi. Dès les premières images, Nuri Bilge Ceylan, homme à tout faire de son propre film (il en est le scénariste, le réalisateur, l’opérateur et le producteur), annonce la couleur formelle. Plans-séquences enregistrant un spectacle urbain qui n’a rien de spectaculaire, dialogues réduits à leur plus simple expression, laconisme du jeu des comédiens (pour la plupart amateurs), l’art d’Uzak – autant l’annoncer illico – ne rime pas avec gaudriole hystérique et éclats pétaradants. Nuri Bilge Ceylan, révélation majeure du festival de Cannes 2003, ignore les règles usuelles du récit et privilégie la notation, le détail, la sensation.

Progressivement, Uzak dévoile sa densité existentielle. La solitude intérieure, la douleur de l’exil, le sentiment inexorable de perte, les relations amoureuses qui s’effilochent, l’incommunicabilité, le film traite ses « grands » thèmes avec une économie de moyens dont seuls sont capables les cinéastes génialement elliptiques (Ozu, Antonioni). Nuri, dans les marges, sait dénicher la drôlerie. Ainsi les conflits récurrents des deux protagonistes avec les souris sournoises qui errent dans l’appartement. Reflet sarcastique et dérisoire de la poisse qui engourdit leur cœur. Dans Uzak, l’humour est définitivement la politesse du désespoir. Dans un tel contexte, on vantera la politesse.