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SCÉRÉN

Uzak:

Choc des cultures

Philippe Leclercq (Professeur de lettres), SCÉRÉN (France), Mis en ligne le 7 janvier
2004




Auteur de l’émouvant « Nuages de mai » en 2001, le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan revient dans sa ville natale et met en scène la rencontre de deux hommes que tout, ou presque, sépare. Occasion pour lui d’interroger le sens de l’existence et les petites lâchetés quotidiennes tout au long d’un film qui a reçu le Grand Prix du jury et la Palme d’interprétation ex-aequo pour le duo d’acteurs – Muzaffer Ozdemir et Mehmet Emin Toprak – au dernier Festival de Cannes.

Mahmut, la quarantaine, se trouve à la croisée des chemins de son existence. Photographe à Istanbul, il est désormais conscient de la distance qui le sépare de ses idéaux artistiques En outre, l'’échec amoureux qu’il est en train d’essuyer n’arrange rien à l’affaire. Un jour, il est rejoint dans son grand appartement par Yussuf, un lointain cousin venu chercher du travail dans la capitale turque. Ce qui ne devait être qu’un passage se prolonge et amène les deux hommes, de nature et de culture différentes, à se rapprocher d’abord, puis à se livrer une guerre des nerfs pour finalement se détester ouvertement.
À voir au lycée en français pour le comique burlesque, mais aussi en philosophie pour évoquer le thème des origines et du déracinement, de l’incommunicabilité et du malaise existentiel.

 

Pistes pour la classe
La quête de repères

• La grande intelligence du film est d’avoir su éviter le manichéisme des situations et des personnages. Aucun didactisme non plus pour esquisser la psychologie des deux héros. On expliquera que ces derniers se révèlent seulement par leurs actes et on insistera particulièrement sur les nombreux points communs qui les relient en dépit de leur dissemblance apparente.

• S’il est un thème sur lequel Mahmut et Yussuf se rejoignent, c’est bien celui de la quête de repères. L’un et l’autre se sentent perdus et sont constamment à la recherche d’une nouvelle orientation de leur existence. On indiquera en préambule que le vocable turc uzak signifie « lointain » et on explicitera le problème de la recherche de territoire tout en brossant leur portrait :

• Yussuf, le paysan anatolien attiré par le mirage économique de la ville, débarque à Istanbul pour trouver un emploi. Il a quitté sa terre natale parce qu’il refuse de devenir paysan comme ses aïeux, sans autre perspective que la pauvreté. On relèvera tous les détails du film qui montrent la souffrance du personnage égaré dans la grande cité. On notera que ses maladresses deviennent de petits enjeux de cinéma propres à faire sourire : incompréhension face aux mœurs citadines, difficultés de communication, étonnement devant la férocité du marché de l’emploi, etc. On soulignera le déchirement du personnage téléphonant le plus souvent possible à sa mère tout en étant taraudé par la nécessité de quitter la mère-patrie pour travailler. En effet, las d’arpenter les rues stambouliotes à la recherche d’un emploi introuvable, Yussuf envisage comme ultime planche de salut d’embarquer sur un navire marchand. Au propre comme au figuré, Yussuf est dans l’attente de larguer les amarres. On indiquera que cet appel de la mer (vital, car il a de moins en moins d’argent) participe de la critique sociale inscrite en filigrane du film.

• Le citadin Mahmut semble plus à l’aise pour les choses de la vie. Il n’en est pas moins aussi déboussolé que son cousin Yussuf. Si son éducation et l’argent qu’il gagne le mettent à l’abri des soucis matériels, il se sent tout autant démuni face aux grandes questions de l’existence. Parce qu’en dépit de son niveau de vie confortable (il appartient à la moyenne bourgeoisie), Mahmut traverse une grave crise existentielle qui le plonge dans un état mi-introspectif, mi-contemplatif. On fera observer que la caméra de Nuri Bilge Ceylan traduit cet état par de longs plans-séquences, un rythme dramatique alangui, des images sur le personnage seul, livré à ses pensées, le regard dans le lointain... Soit autant d’indices filmiques qui permettent de comprendre son malaise intérieur (par définition peu cinégénique). On montrera enfin comment ses démêlés amoureux se mettent en place par rapport à l’action principale du film (relation Mahmut-Yussuf) et quelles résonances ils ont sur les liens des deux hommes.

 

Istanbul ou le troisième personnage

• On dira comment l’intrigue du film s’inscrit dans le tissu urbain. Loin des cartes postales ou du simple décor servant de toile de fond à l’histoire, Istanbul joue dans « Uzak » un rôle actif à part entière. On sera d’ailleurs surpris par les images inhabituelles de la ville en hiver, sous la pluie ou la neige, dans la brume, le froid, la grisaille, que nous propose le film. On signalera que ces images ne sont pas destinées à surprendre gratuitement le public occidental, mais qu’elles appartiennent bel et bien au projet du film.

• On procédera, par conséquent, au relevé scrupuleux des éléments géographiques de la ville et on expliquera qu’ils occupent une fonction psychologique dans la dramaturgie. On dira que les images désolées d’Istanbul constituent un prolongement ou un écho au questionnement confus des personnages, qu’elles sont le pendant géographique de leur désarroi et de leur incapacité à se trouver l’un l’autre. Pour Mahmut, la ville n’est plus qu’un espace de désillusions sentimentales et professionnelles. Pour Yussuf, elle n’est finalement qu’un miroir aux alouettes qui l’obligera d’abord à errer dans les rues pour dénicher un emploi, enfin à partir (fuir ?) sur un bateau, faute de mieux.

• On prolongera l’analyse de la déprime et de la quête des repères en évoquant l’immense brassage de cultures de la ville d'Istanbul. On évoquera l’agitation chaotique de la cité, son passé tumultueux ainsi que sa situation géographique comme carrefour historique des civilisations, porte entre le monde occidental et la civilisation orientale, passage obligé pour de nombreux navires marchands entre la Russie et le reste du monde, position militaire stratégique, etc.

• Deux personnages, deux pensées, deux cultures, mais aussi deux paysages sont les éléments constitutifs de ce film binaire. On étudiera la longue séquence durant laquelle Mahmut emmène Yussuf en reportage photographique dans les paysages arides et montagneux de la Turquie centrale. On sera particulièrement attentif au rapprochement des deux hommes, comme si les conditions de promiscuité du voyage ainsi que la traversée de terres de tradition pouvaient représenter un espoir de compréhension. Hélas, leur excursion se soldera par un nouvel échec de communication.

 

Du malaise au rire ou les difficiles lois de l’hospitalité

• L’arrivée de Yussuf constitue un bouleversement dans la vie bien ordonnée de Mahmut. Si ce dernier est contraint de recevoir son cousin (tellement éloigné qu’il ne le connaît pas), c’est pour de simples raisons de bienséance familiale. On dressera le schéma narratif de leurs relations. On soulignera la maigreur des dialogues et l’importance des silences entre les deux personnages. On mettra en évidence la montée progressive de leur inimitié. On expliquera surtout que leur malentendu ne repose sur rien d’important, mais qu’il est fait de détails insignifiants (fumée de cigarettes, odeur de pieds, bruit de la télévision...) qui, cumulés, font somme et rendent leur cohabitation impossible.

• On remarquera que ces scènes, de même que la maladresse de Yussuf, constituent des moments drolatiques, dont le ressort principal est le comique de situation. Un comique un peu pince-sans-rire qui n’est pas sans nous rappeler l’humour à la Jacques Tati d’« Intervention divine » réalisé en 2002 par le Palestinien Elia Suleiman : même neutralité générale du ton, régulièrement dynamitée par des saynètes quasi mutiques, elles-mêmes perverties par un élément inattendu (retournement de situation) ou terminées par un gag désopilant. Cette tonalité burlesque désamorce habilement le désespoir et la vertigineuse impression de vide existentiel que draine le superbe film de Nuri Bilge Ceylan.

NB : Mehmet Emin Toprak, qui incarnait Yussuf, est décédé en novembre 2002 dans un accident de voiture en revenant du Festival d’Ankara.