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"Les Climats" : les intermittences du temps et des coeurs

Jean-Luc Douin, Le Monde, 22.05.2006

 

 

Nuri Bilge Ceylan a surgi. On peut parler d'une irruption, dans la mesure où le cinéaste turc n'avait montré son film à personne (en dehors du comité de sélection), et que son contenu n'était dévoilé que par quelques lignes fumeuses : "L'homme est fait pour être heureux pour de simples raisons, et malheureux pour des raisons encore plus simples, tout comme il est né pour de simples raisons et qu'il meurt pour des raisons plus simples encore."
Irruption, aussi, parce que côtoyant en sélection officielle des films américains rivalisant de mauvais goût et d'esbroufe inesthétique, Les Climats apparaît comme un rappel de ce que peut être le vrai cinéma d'auteur, de ce que signifient un regard, un cadrage, une mise en scène et une respiration.


Le premier plan des Climats est un visage de (belle) femme. C'est un plan qui dure, un plan qui donne le ton du film en même temps que son inspiration. A voir : l'éblouissante luminosité d'une image d'été pesant, où éclatent couleur et soleil, où la caméra est hypnotisée par le grain de peau, la sueur qui perle. A percevoir : la mélancolie qui inonde le regard de cette contemplative silencieuse à la joue posée sur une colonne de marbre, aux yeux égarés dans les vestiges d'un site antique, perdus dans le vague, un temps amusés par la chute clownesque de son mari qui prend des photos un peu plus bas, puis envahis de larmes.


Isa, cet homme qui a l'étrange façon de dormir en posant sa nuque dans un tiroir de table de nuit, et Bahar, cette femme au corps si proche et pourtant si lointaine, sont "à la poursuite d'un bonheur qui ne leur appartient plus".


Il parle, elle ne lui répond plus, elle est déjà ailleurs, elle fait un cauchemar où il tente de l'asphyxier sous le sable de la plage. Un dîner avec des amis frôle la scène de ménage, une promenade en Vespa dérape dans la tentative de suicide. Il va trouver la force de faire son mea culpa, lui proposer qu'ils s'éloignent et restent bons amis, elle va surmonter sa douleur pour lui demander de l'oublier.


Les Climats décline de pair les saisons météorologiques et les éclipses, les états changeants des êtres, les intermittences des vies intérieures. Nuri Bilge Ceylan, qui interprète lui-même le rôle de ce professeur assumant sa solitude, fait disparaître du récit celle qui, dans la vie, est sa réelle épouse. Il se met à pleuvoir des trombes, à planer des effluves de tristesse, à surgir des pulsions de désir.


LE CRIME ET L'ÉTREINTE


Isa s'invite un soir chez une amie et se jette sur elle : stupéfiante séquence de viol plus ou moins consenti où la résistance de la jeune femme convoitée, la brutale prise de possession de son assaillant, le crissement des vêtements déchirés, la chute des corps, leurs sursauts, la violence de l'acte, le goût mi-amer mi-irrépressible des baisers, donne lieu à une magistrale leçon sur l'art de représenter la frénésie sexuelle, l'ambiguïté du spectacle d'un homme et d'une femme rampant sur le sol, la conjonction du crime et de l'étreinte.


Isa voyage, ce qui donne à Nuri Bilge Ceylan l'occasion de souligner ce qu'il avait communiqué dans Uzak (Grand Prix du jury à Cannes en 2003) : le culte de la photographie. A l'hypnotique torpeur de l'été (un voilier sur le fleuve) succède la majesté des montagnes. Puis vient l'hiver, avec ses tourbillons de neige. Et la tentative de reconquête de Bahar. Il y a peu de dialogues dans Les Climats, mais le monologue d'Isa à sa femme est poignant. "Je sais que tu n'étais pas heureuse avec moi. Mais j'ai changé, je te jure. J'ai envie de commencer une nouvelle vie."


Vaine déclaration. "Je suis désolée, mais c'est trop tard." Bahar sanglote. La scène est à la fois pathétique et pétrie d'une cruelle ironie : réfugié dans un bus, le couple est interrompu plusieurs fois par des intrus qui ouvrent la porte pour déposer des valises. Clin d'oeil au douloureux défi du cinéaste : l'intime menacé par le voyeurisme.


Il n'y a pas de printemps dans ce film sur un homme brisé et une femme qui pleure. Juste une ultime visite dans une chambre d'hôtel, filmée avec maestria. Nuit fiévreuse, avant le dernier adieu, passée à dormir chastement côte à côte, chaos de plans quasi fantasmatiques : mains, chevelure, fraîcheur du petit matin. Il n'est pas outrecuidant de comparer Nuri Bilge Ceylan à Antonioni, maître en suggestion de l'incompatibilité entre deux êtres qui s'aiment.