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"Les Climats" : désamour en trois mouvements

Jacques Mandelbaum, Le Monde, 16.01.2007

 

 

Que deviendrait le cinéma - et l'on parle ici du produit d'usine comme de l'oeuvre d'art - sans histoires de couple ? Il est tout de même stupéfiant de constater qu'une affaire aussi entendue nourrisse encore une telle diversité de combinaisons et une telle dégelée de chefs-d'oeuvre. Après Lady Chatterley de Pascale Ferran, qui met quatre saisons à célébrer l'assomption de ses amants, voici que Les Climats de Nuri Bilge Ceylan n'en prend que deux pour exposer leur chute. Le quatrième long métrage de ce cinéaste turc rappelle à point nommé qu'il est un peintre virtuose des correspondances atmosphériques entre nature et sentiment, l'un des plus grands et des plus sensuels cinéastes de notre temps.

La démonstration est donc faite ici en deux temps - un été, un hiver - et trois mouvements. Trois mouvements prélevés au temps de la désagrégation d'un couple, tels trois blocs de sensation pure, trois photographies d'une épure de la déliaison. Pas un gramme de graisse, pas un mot de trop. Premier mouvement : le ver est dans le fruit. Un site antique sous la lumière blanche du soleil méditerranéen. Penché sur la colonne d'un temple ruiné, le visage d'une jeune femme brune en si gros plan que le grain de sa peau absorbe la texture de l'écran.

FIN DE RELATION

Sa pose est immobile et méditative, elle atteint ce point de beauté mélancolique qui confine au sublime. Elle s'appelle Bahar.

En contrechamp, filmé de loin, un homme en short déambule parmi les ruines, un appareil photographique à la main. C'est son ami, il se nomme Isa. Le contraste est déjà saisissant, mais lorsque le bonhomme se casse la figure, il n'est pas loin de devenir pathétique. Suivent un dîner empoisonné chez des amis, une explication passablement hypocrite pour crever l'abcès. Elle prend le car pour rentrer en ville : fin des vacances et de la relation.

Deuxième mouvement : les fantômes de la liberté. Seul à Istanbul sous la pluie, commentant à ses étudiants les photographies du temple en même temps que les ruines de son amour, Isa finit par tomber dans une librairie sur un couple d'amis dont la femme, brunette à la vulgarité piquante, fut son amante. Il l'attend au pied de son immeuble, elle lui ouvre la porte, ils boivent du vin et se dévorent silencieusement des yeux, tandis qu'il gobe des noisettes et qu'elle croise ses cuisses voilées de noir. Ils savent dès la première seconde qu'ils vont faire l'amour, lui par peur de la solitude, elle par goût de la trahison, ils pressentent sans l'avouer que cette concupiscence librement et mutuellement consentie décuplera le plaisir.

La chorégraphie de l'acte en atteste : elle feint de résister quand il feint de la forcer, ils se caressent et se cognent en même temps, ils se déchirent leurs vêtements et se rouent de caresses, haletant et rampant jusqu'à une noisette qui a roulé à terre en un corps à corps monstrueux et burlesque à la fois. Un simple raccord, et la mère d'Isa lui recoudra son pantalon. Misérable.

Troisième mouvement : la reconquête pathétique. Averti du départ de Bahar dans l'est du pays pour le tournage d'un film de télévision, Isa la rejoint au coeur de l'hiver, dans un océan de neige à perte d'horizon. Cette situation sied tout particulièrement à sa tentative, qui semble anéantie avant même de consister, dans le halo diffus d'un paysage qui n'est qu'un linceul d'indifférence.

La beauté tragique le dispute, ici encore, à la trivialité. Soit un repentir piteux en anorak dans le bus de la régie, interrompu toutes les minutes par les brutales intrusions de l'équipe. Ou cette ultime nuit commune dans une chambre d'hôtel, filmée dans la fragmentation de ce qui s'est défait et ne peut se reconstituer, comme la consommation fantomatique d'un deuil.

LYRISME CHIRURGICAL

Moyennant quoi, sur le papier, on pourra penser qu'il n'y a là rien de nouveau sous le soleil de l'amour déchu. Qu'une connaissance raisonnable des couples désunis du cinéma moderne (Rossellini, Bergman, Godard, Antonioni...) dispense à bon droit de fréquenter ce tardif avatar. Erreur funeste. Car il faut impérativement aller voir ce film pour mesurer l'élégante précision, le lyrisme chirurgical avec lesquels Nuri Bilge Ceylan approfondit l'opération tout en enrichissant la palette.

Sur le plan plastique d'abord, avec ce tournage en vidéo numérique qui confère au récit et à la lumière une phosphorescence et une crudité inédites. Sur le plan dramaturgique ensuite, avec cette manière de privilégier dans le plan la présence du proche et du lointain, mais aussi bien de la réalité et du fantasme, au point de les confondre. Sur le plan philosophique enfin, avec le choix du metteur en scène d'interpréter cette histoire en compagnie de sa propre femme, et de relancer ainsi à nouveaux frais la question du croisement entre documentaire et fiction et du rapport de possession entre le cinéaste et sa créature.

Une nouvelle forme de beauté naît en un mot ici, une beauté mutante, peut-être mieux accordée à son temps, qui prend la mesure d'un monde désormais dépourvu d'empreinte, voué comme jamais il ne l'avait été à l'évanescence et à la solitude. Une beauté blanche comme la lumière du dernier jour, cristalline comme une larme qui coule dans le silence.